// Un peu d'aventure...

Des retours du monde

Les compagnons du voyage

« On ne voyage pas pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu’on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels. On s’en va loin des alibis et des malédictions natales, et dans chaque ballot crasseux coltiné dans des salles d’attente archibondées, sur de petits quais de gare atterrants de chaleur et de misère, ce qu’on voit passer c’est son propre cercueil. Sans ce détachement et cette transparence, comment espérer faire voir ce qu’on a vu ? Devenir reflet, écho, courant d’air, invité muet au petit bout de la table avant de piper mot ». Nicolas Bouvier (Le poisson-scorpion, 1982).

Alors, un an après le départ ? Le voyage poursuit. Quand il n’est plus devant vous, il est derrière, à vous pousser. Et vous à s’en souvenir. Quel retour possible ? Le voyage lui, reste là. Quand on revient, il nous suit. On peut faire développer les photos, accrocher la carte du parcours au mur, comme pour l’encadrer. Lui dire : reste là. Mais il ne se laisse pas faire, le voyage. Il a sa force, ses idées. Un entêté. « C’est le voyage qui vous fait, ou vous défait » écrit Nicolas Bouvier. Il se joue de vous. C’est lui qui vous encadre.

Mais pour lui on a de l’affection. On pense à lui comme à un vieux frère, ou un vieux père. Qui poursuit l’autre ? On marche dans des traces, que tout en suivant, on efface. Laissant les nôtres. Des mois après, une fois revenu, on fera l’erreur de vouloir les retrouver, un jour. Retournons-y, se dit-on. Mais non, il ne faut pas. Laissons-les vivre. Laissons-les pour quelqu’un d’autre et continuons notre route. La tentation de l’Inde, c’est-à-dire d’un ailleurs qui soit un peu radical,  est toujours là, quelque part. Partir, revenir. Voyager, c’est s’allonger, sur un divan ou sur une couchette du « Transsib ».

Le mythe de Sispyhe, vu de Moscou

Le retour n’est jamais simple : c’est un entre-deux. On retrouve, on se retrouve : c’est un entre-soi. Et après ? Revenir, repartir. Voilà ce que le voyage a fait de nous : un être de passage. Un passager permanent. Un passager du voyage. Il nous a ébranlés. Il a apporté des questions à nos réponses. Destabilisant, il nous a rassurés, aussi. Maintenant, on le sait : le monde existe. Je l’ai rencontré.

Alors on fait ce qu’on peut, avec ce compagnon qui ne nous quittera plus. Il est toujours là à nous regarder, le voyage. Il veille sur nous et ça nous coute. Alors, on négocie, on s’arrange pour vivre ensemble, même si ce n’est pas facile. Comme dans un couple, il faut faire des concessions – on allait dire : des confessions – promettant de repartir s’il accepte que ce ne soit pas tout de suite. Tu verras, un jour, on ira. On lui a déjà fait le coup. Mais il insiste, nous soufflant à l’oreille des noms magiques : Luang Prabang, Jaisalmer, Bagan, mais aussi Samarkand, Calcutta ou Tombouctou. Il nous envoute. Il nous harcèle, nous réveille. Nous empêche (de vivre), mais nous permet (de rêver). Il fait la pluie en souvenir du beau temps. On n’a jamais fini avec lui. Le voyage se poursuit, jusque tard dans la nuit.

Dans des cafés, parfois, on rencontre d’autres voyageurs. Qui y sont allés mais n’en sont pas revenus. Comme des anciens combattants, on évoque nos batailles. On essaie de résister mais six mois après, quand on se revoit, on parle de la même chose. Vous nous voyez parler de nos aventures ? On nous appelle les Voyageurs Anonymes. Les autres ne peuvent pas comprendre, dit-on. On traîne chacun nos souvenirs, nos déboires, notre voyage qui nous a eus. On parle de cette cohabitation, de notre couple. De cet amour. On a l’usage du monde, nous autres. On vit avec. Nous sommes les compagnons du voyage.

Discussion

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  1. C’est ce qu’on appelle un billet de première classe!

    Posté par lemosof | 28 mars, 2010, 20:33
  2. Très beau poste ultime. Pour mieux rebondir?
    Aimé particulièrement les belles déclinaisons du mot passage. Cela donne envie de lire ou relire ce qu’écrivait Walter Benjamin sur les passages dans un livre resté inachevé-mais tous les voyages ne sont ils pas éternellement inachevés?. Benjamin évoquait les passages parisiens. L’Inde, le Pakistan commencent au passage Brady quand on s’assoit dans un fauteuil d’un coiffeur qui converse avec son ami dans une langue inconnue. Vous demandez quelle est cette langue? On vous dit que c’est (mot incompréhensible) que l’on parle au nord de Bombay. La conversation des deux hommes au parler doux reprend dans cette langue dont le nom bizarre vous a aussitôt échappé. Vous fermez les yeux bercé par ce chant de mots. Vous vous retrouvez allongé dans un village du Rajasthan entouré de musiciens manganiars qui viennent de jouer des castagnettes et chanter dans la nuit. Vous ne trouvez pas le sommeil. Les voyages ne connaissent pas le mot fin.

    Posté par ivan petrovitch | 7 avril, 2010, 10:51
  3. “…et ce bénéfice est réel, parce-que nous avons droit à ces élargissements, et, une fois ces frontières franchies, nous ne deviendrons jamais plus tout à fait les misérables pédants que nous étions” Emerson (en conclusion de L’Usage du monde)

    Posté par Lafolleallure | 15 avril, 2010, 22:32