- Anna, au nom du ciel ne prends pas ce ton, supplia-t-il. Je me trompe peut-être, mais crois bien que je parle autant dans ton intérêt que dans le mien. Je suis ton mari et je t’aime.
Elle baissa pour un instant le front et l’éclair de ses yeux s’éteignit ; mais le mot “aimer” l’irrita de nouveau. “Aimer, pensa-t-elle, sait-il seulement ce que c’est ? S’il n’avait pas entendu parler d’amour, voilà un mot qu’il aurait toujours ignoré”.
(Léon Tolstoï, Anna Karénine)
Ta rubrique littérature me donne envie de citer un passage de Dostoïevski que j’adore :
“Où pensa Raskolnikov en reprenant son chemin, où donc ai-je lu l’histoire d’un condamné à mort qui, une heure avant l’exécution, dit ou pense que s’il devait vivre quelque part sur un sommet, sur un rocher où il n’y eût qu’une plate forme si étroite qu’on ne pût tout juste qu’y poser les deux pieds, et que tout autour ce fût l’abîme, l’océan, les ténèbres éternelles, une solitude, une tempête éternelles, et qu’il lui fallût rester ainsi debout sur un pied carré d’espace, toute sa vie, mille ans, toute l’éternité, il vaudrait mieux vivre ainsi que mourir maintenant ! vivre seulement, vivre et vivre ! ”
Bon voyage Arthur !!
A force de sceller ses lèvres elle se sentait disparaître.
Parfois elle cherchait quelqu’un à qui arrêter de se taire. Sa sélection était stricte et douloureuse. Lorsqu’elle écoutait un autre parler sans se retrouver en lui elle préférait maintenir le silence que provoquer l’incompréhension. Lorsqu’elle se reconnaissait dans un discours étranger elle choisissait de ne pas l’interrompre ni le poursuivre de peur de répéter le fond en empirant la forme.
Il fallait pourtant bien extérioriser ce tourbillon d’angoisses, de solitude, d’interrogations et de lucidité pour pouvoir le supporter. Sinon, comment contenir tant de désespoir ?
Alors parfois elle écrivait. Toujours à la troisième personne et au passé.
Comme si ces mots qui s’imprimaient sur le papier pesaient trop lourd pour les faire siens. Comme pour se convaincre qu’ils étaient caduques, que tout était résolu.
Pour se donner l’illusion d’une savante compagnie capable de la guider le long du chemin que le temps qui passe la forçait à suivre. Pour se convaincre qu’elle recevait l’attention permanente, bienveillante et inconditionnelle d’un autre être.
Grâce à lui elle n’était pas seule, elle ne disparaissait pas et n’allait dans la mauvaise direction que pour mieux découvrir ensuite la bonne.
Grâce à lui le tourbillon s’immobilisait quelques instants et elle se tranquilisait juste assez pour poursuivre sans vague ni changement. Juste assez pour continuer à disparaître, lentement mais sûrement. De plus en plus lentement. Au début du siècle il lui aurait encore fallu 30 ans en moyenne. Aujourd’hui presque 65. Trois fois plus que ce qu’elle avait déjà parcouru.
Comment renouveler les étapes pour que le trajet ne se fasse pas répétitif ? A force de s’adapter à tout elle s’habituait même aux sentiments que provoque la nouveauté. Découvertes et défis se transformaient en références d’un catalogue d’imprévus qu’elle n’avait plus envie de lire. Quant au connu elle s’efforçait de se souvenir de la dernière fois qu’il l’avait enthousiasmée et d’oublier le temps qui s’était écoulé depuis et continuait inexorablement à le faire.
Comment renouveler les étapes pour que le trajet ne se fasse pas répétitif ? Serait-elle capable de trouver seule un nouvel élan qui rende plus légers ces 65 ans aujourd’hui si lourds ? Un autre pourrait-il le lui insufler ?
Elle s’accrochait tant qu’elle pouvait à ces questions, consciente que si elle permettait au faible intérêt qu’elle avait pour les réponses de disparaître, elle l’accompagnerait dans sa chute. Elle savait que son existence n’avait pas de sens. Mais cela, finalement, ne l’empêchait pas de souhaiter continuer.
Il n’est pas coupé ! Il n’est pas coupé !
Des dizaines de pages siamoises sur les mots desquels aucun regard ne s’est posé depuis celui de l’imprimeur il y a 103 ans !
Ces mots existent-ils sans la conscience d’un lecteur qui les rendent à eux-mêmes ? Je vais devoir me procurer une autre édition pour leur raconter leur histoire sans séparer les soeurs.
Le commentaire de Joanne m’a décidée à enfin connaître Dostoïevski si bien que lorsque j’ai trouvé dans une librairie française de Barcelone une édition de Carnet d’un Inconnu de 1906 je l’ai emportée avec moi. Et aujourd’hui en cherchant si le 1* en bas des premiers mots de l’introduction correspondait à une note de fin d’ouvrage je me suis rendu compte que les dernières pages du livre, à partir de la 302, un peu avant la fin de Nouvelles, le deuxième chapitre de la seconde partie, n’ont jamais été coupées et restent unies entre elles par le sommet ou la tranche, par quatre ou huit.
Je devais partager cette découverte.